Se décentrer de soi

L’Évangile nous présente Jésus allant de village en village, n’ayant ni maison ni lieu ou reposer sa tête. Il n’hésite pas à aller à la rencontre des hommes et des femmes qu’il trouve sur son chemin. Il se laisse toucher par leurs souffrances et leurs détresses. Il prend du temps pour les écouter inconditionnellement. Ainsi, il permet à Marie-Madeleine d’être elle-même et de révéler en vérité ce qui habite les profondeurs de son cœur.

Jésus nous montre comment être ouvert aux autres. Il est décentré de lui-même pour permettre à l’autre de dire ses besoins. Mais ce qui paraît aller de soi pour Jésus n’est pas si facile quand nous essayons de le suivre sur ce chemin. Sortir de soi, fait apparaître des peurs à dépasser. C’est ce qu’expérimenta François quand il se trouva nez à nez avec un lépreux. Ce dépassement fait prendre conscience de nos limites personnelles ou de ce que nous avions oublié de nous-mêmes, de ce que nous aimons et de ce que nous fuyons. Cela permet de mesurer ce que nous avons à renforcer dans notre vie. Aller vers l’autre demande un choix volontaire, une acceptation de voir notre univers remis en cause. Sortir de ses habitudes, de son milieu social, culturel, religieux nécessite un décentrement de soi. Nos relations sont complexes, habitées par des désirs de communion et par des peurs qui s’expriment en agressivité, si on a l’impression que l’autre envahit notre territoire sécurisé. Devant la menace les parades sont multiples : évitement, contournement, attaque, insulte, racisme, intégrisme… sont les manifestations de nos peurs plus ou moins conscientes

François a expérimenté cet apprentissage du décentrement de soi par la louange. C’est de cette manière qu’il va lutter contre ses tendances narcissiques. Il va abandonner ses vêtements luxueux, sa prodigalité, son exubérance qui le mettaient en avant et le faisaient roi de la fête… Il va détourner son regard et celui des autres en se décentrant de lui-même et en se tournant vers Dieu son Père. Sa vie prend alors une autre tournure. Partant de l’amour de soi, il va découvrir de plus en plus l’amour de Dieu. Il va suivre le mouvement de l’eau qui surgit d’une source discrète pour grossir en allant vers l’océan. La louange c’est aller vers, suivre le mouvement intérieur qui nous fait contempler non plus notre petite personne mais le Tout-Autre, les hommes, toute la création dans un émerveillement enveloppé de confiance.

Centré sur Dieu, il va découvrir la beauté cachée qu’il y a en chacun. Le regard ouvert illumine et découvre les merveilles oubliées qu’il y a en l’autre. En aimant les lépreux comme des hommes et des frères, il va découvrir une douceur insoupçonnée. Petit à petit il va parier sur la bonté et l’intelligence que Dieu a mise en chacun. Le lépreux n’est pas qu’un lépreux. L’autre n’est pas que problèmes de comportement, couleur de peau, différence de religion… François apprend à voir l’autre comme un fils de Dieu, fait à sa ressemblance et louer le créateur pour cela. Cette ouverture émerveillée est comme une nécessité pour s’humaniser, suivre Jésus incarné. L’égoïsme, l’égocentrisme sont la racine du mal, “l’ennemi” comme dit François dans son admonition 10.

La louange est comme un moment de respiration hors de soi-même où l’on cesse de s’écouter pour écouter patiemment l’autre, ses besoins, ses souffrances, particulièrement chez les plus fragiles. La louange est facile quand tout va bien, que tout est beau. François nous apprend à aller plus loin, plus profond… Il compose son Cantique des créatures alors qu’il souffre beaucoup, qu’il est diminué, fragilisé, contesté… Plutôt que de se plaindre il chante pour exprimer sa joie, son bonheur d’avoir part à l’amour de Dieu. L’autre devient dans ces conditions une source de douceur et de simplicité. Sortir de soi, aller vers, c’est une source de joie de jubilation qui allège nos jours et purifie nos regards pour accepter l’autre comme il est ! C’est Dieu qui nous donne des frères que nous ne choisissons pas. Il nous faut donc les accueillir comme ils sont avec leurs qualités et leurs défauts, avec leur passé, leur présent et leur avenir. La sainteté de l’un n’est pas celle de l’autre. Son souci est de permettre à chacun de donner le meilleur de lui-même qui le rapproche de Jésus et de ses frères.  Le bon grain est plus important que l’ivraie avec laquelle il est mélangé !

La fraternité est le lieu d’apprentissage pour sortir de soi et aller vers l’autre dans un esprit de désappropriation, de pauvreté, d’humilité, de service, de minorité. Nous n’existons que par les autres qui nous sont égaux. Dans la prière pour la paix attribuée à François nous trouvons cette phrase: “Seigneur fait que je ne cherche pas tant à être compris qu’à comprendre”! Cette prière nous amène à faire l’expérience du dépassement de soi dans une ouverture libre et totale aux autres. Dans sa Règle François demande aux frères de : “ne pas juger ni mépriser les hommes vêtus de vêtements raffinés et colorés, ceux qui usent de mets et de boissons délicats, mais que chacun se juge et se méprise soi-même” (2R 2, 7). Il demande aux frères d’accueillir les brigands inconditionnellement, avec bienveillance… (1 R 7, 14-15).

Allers vers, sortir de soi c’est progressivement se soumettre à toute créature, humblement, comme des petits qui n’ont aucun pouvoir. C’est aussi abandonner ses richesses matérielles, mais surtout se défaire de son personnage, abandonner toute suffisance pour gagner une liberté indispensable à l’ouverture et à l’amour des autres, pour ressentir ce qu’ils éprouvent.

Sortons, allons vers les périphéries de nous-mêmes comme nous y invite le Pape François.

fr Jo Coz

Permalink

Comments are closed.